Lun. Mar 25th, 2024

Par Gabriel Martin

Au Québec, l’idée de féminiser des appellations de personnes, bien qu’elle circule depuis les débuts du 20e siècle, n’a vraiment été mise à l’ordre du jour qu’au milieu des années 1970 par des groupes féministes. Durant les années 1980 et 1990, de nombreuses formes féminisées (« avocate », « écrivaine », « docteure »…) se sont imposées comme les équivalents standards de leurs concurrents masculins sous l’effet des pressions militantes.

Si l’entreprise de féminisation des appellations a été couronnée de succès, quelques appellations ont tout de même partiellement résisté au changement. Ainsi, on voit encore souvent le mot « chef » être écrit de manière identique, qu’il désigne un homme ou une femme. Il serait pourtant possible de féminiser plus franchement cette appellation.

Un regard vers les sources anciennes révèle d’ailleurs que d’autres mots ont été utilisés par le passé pour désigner les femmes qui étaient à la tête d’un groupe ou d’une organisation. Ainsi, au Moyen Âge, on utilisait la forme « chevetaine » en ce sens, tant pour les hommes que pour les femmes. À titre d’exemple, on relève ce mot au 15e siècle, sous la plume de Christine de Pizan, qui désigne Jeanne d’Arc comme la « principal[e] chevetaine » des « gens preu[x] (1) ». Au 19e siècle, on relève aussi l’emploi du mot « chefferesses », utilisé par les allochtones pour désigner les influentes mères de clans des nations iroquoises — nations fortement genrées dans lesquelles le partage de pouvoir entre hommes et femmes était relativement équitable (2).

Au 21e siècle, tant « chevetaine » que « chefferesses » sont sorties de l’usage. Toutefois, une nouvelle forme gagne en popularité. Depuis quelques années, la graphie « cheffe » se répand dans les textes québécois et franco-ontariens. Pour illustrer cette tendance, voici quelques exemples glanés dans des livres récents publiés au Québec ou en Ontario :

cheffe de service, cheffe de tribu, cheffe de parti, cheffe d’antenne, cheffe des cuisines, cheffe d’orchestre, cheffe de pupitre, cheffe de parti (3)

Il serait possible d’accumuler des centaines d’exemples du genre, dans les écrits les plus diversifiés qui soient. Pourtant, les principales sources de référence suggèrent qu’au Québec, seule la forme « chef » serait standard. Le dictionnaire Usito, la Banque de dépannage linguistique, le Français au bureau, le Multidictionnaire, tous passent sous silence l’emploi de « cheffe » dans notre variété de français.

Serait-ce que cette variante orthographique féminisée n’est pas admise dans l’usage québécois? En fait, les sources mentionnées s’inscrivent simplement dans la lignée d’un guide publié en 1991 par l’Office de la langue française, qui indiquait qu’au Québec, « [l]es formes “cheffe” ou “cheffesse” sont souvent perçues comme insolites ou ironiques (4) ». Or, les ouvrages de référence doivent être abordés avec une certaine distance critique et ne détiennent pas une vérité immuable.

Après plus d’un quart de siècle, une mise à jour s’impose donc. Si la forme « cheffesse » demeure peu courante, la forme « cheffe », au contraire, est dorénavant fréquente au Québec, où on l’emploie sans ironie. Il est donc juste de la considérer comme une forme féminine standard.

Pour ma part, je vous encourage vivement à privilégier la forme féminine « cheffe » en dépit de « chef », afin que la féminisation fasse un petit pas de plus. Après tout, la pleine féminisation du champ lexical du pouvoir se justifie encore plus facilement qu’auparavant, puisque les femmes au pouvoir sont plus nombreuses qu’elles ne l’ont été depuis longtemps. Nul besoin d’aller chercher des exemples très loin. Songeons simplement aux trois vice-rectrices de notre université, Jocelyne Faucher, Christine Hudon et Denyse Rémillard, que l’on peut dorénavant coiffer du titre de cheffes.

Sources

(1) Jeanne d’Arc : chronique rimée, réédition de 1865, p. 29.
(2) Lettre du père jésuite Nicolas-Marie-Joseph Frémiot, datée du 27 décembre 1847, reproduite dans Lettres des nouvelles missions du Canada, 1973, p. 449.
(3) Dans l’ordre, les sources des attestations : Sexualisation précoce, 2009, p. 4; Légendes autochtones, 2011, p. 40; La constante progression des femmes, 2011, p. 8 et 37; Le travail social, 2013, p. VIII; Abécédaire du féminisme, 2016, p. 117 et 119.
(4) Au féminin : guide de féminisation des titres de fonction et des textes, 1991, p. 13.


Crédit Photo © Embargo

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