Ven. Mar 29th, 2024

Entretien avec Charlotte A. Morin, mené par Gabriel Martin

Femme déterminée et humaine, Antoinette Beaudoin-Giguère mérite qu’on rappelle les grandes lignes de son histoire. Née à Lac-Mégantic le 4 mai 1909, de Gédéon Beaudoin et de Marie Giguère, elle est, en jeune âge, adoptée par Joseph Giguère et Marie-Louise Vachon, son oncle et sa tante, après le décès de sa mère et le départ de son père aux États-Unis.

Après une année de mariage, elle déménage seule à Sherbrooke, où elle fonde, au 13, rue Wellington Nord, une école pour bambins qu’elle baptise le Lycée des Petits. Quelques années plus tard, elle fonde, dans les mêmes locaux, le Lycée de Sherbrooke, une école pour adolescents et adolescentes où l’on donnait le « cours commercial ». Dans les mêmes années, elle habite avec M. Irénée Pelletier, un professeur universitaire devenu député fédéral, dont la mémoire est aujourd’hui honorée par le nom d’une rue de Sherbrooke. Après sa carrière, Mme Beaudoin-Giguère demeure à Sherbrooke, où elle rend son dernier souffle le 25 février 1991.

Afin de contribuer à pérenniser l’histoire de cette Sherbrookoise marquante et de son établissement d’enseignement, je me suis récemment entretenu avec sa nièce et filleule Charlotte A. Morin, qui a déménagé de Saint-Ludger vers Sherbrooke dans les années 1950 pour habiter avec sa tante maternelle et l’assister au lycée. Voici une transcription de notre échange.

Gabriel Martin — Le premier élément qui nous étonne, lorsque nous abordons la vie de votre marraine, est son nom de famille, Beaudoin-Giguère. À l’époque, une femme qui portait autant le nom de son père que de sa mère, n’était-ce pas rare?

Charlotte Morin — Oui, c’est vrai, c’était rare! Son nom de naissance était seulement Beaudoin, tout comme ma mère — donc sa sœur — qui portait le nom d’Éva Beaudoin. Cependant, elle utilisait couramment le nom de Beaudoin-Giguère, sans que je sache vraiment dire pourquoi.

Certaines personnes l’appelaient aussi Mme Paul Bécigneul, d’après le nom de son mari, un Français. Je n’ai toutefois vu cet homme qu’une seule fois, car il n’habitait pas à Sherbrooke avec elle.

G. M. — À l’époque, était-ce bien vu qu’une femme mariée, qui n’habite pas avec son mari, fonde et dirige sa propre école?

C. M. — C’était rare qu’une femme parte son école, mais, dans son cas, elle était très bien vue.

G. M. — Vous avez travaillé au Lycée de Sherbrooke de son ouverture à sa fermeture. Pouvez-vous nous décrire cet établissement et l’atmosphère qui y régnait?

C. M. — C’était une école remplie d’amitié, où l’on était plus tissé serré que ce qu’on connait habituellement dans de tels établissements. Les relations interpersonnelles y étaient très très fortes.

Nous étions situés au deuxième étage d’un édifice de la rue Wellington Nord. Dans le temps, la rue Wellington était très différente d’aujourd’hui. C’était carrément la rue principale de Sherbrooke. On y trouvait différents commerces, surtout des magasins. Je me souviens qu’en face du lycée, il y avait un beau restaurant. L’atmosphère de la rue n’était peut-être pas la même. La place était convenable pour une école dans les années 1950, c’était plus propre et paisible.

Il y avait au lycée deux salles de classe une à côté de l’autre, comportant chacune une trentaine d’étudiants au moins. Les classes étaient mixtes et les étudiants devaient porter un costume, un veston identifié au Lycée de Sherbrooke avec un badge.

Nous étions deux enseignantes, Mme Beaudoin-Giguère et moi.

G. M. — Qu’y enseigniez-vous?

C. M. — C’était deux ans de ce qu’on appelait le cours commercial. J’étais en charge des élèves de première année et Mme Beaudoin-Giguère de ceux de deuxième année.

On leur enseignait tout ce qu’il fallait savoir pour travailler dans le commerce : du français, de l’anglais et de la comptabilité, notamment. Il y avait aussi de la religion. L’enseignement moral occupait une place importante et suscitait beaucoup d’échanges entre les élèves.

La discipline occupait d’ailleurs une place énorme. Il le fallait, car, après tout, les classes contenaient des garçons et des filles. Mme Beaudoin-Giguère était sévère, mais elle avait de l’entregent comme nulle autre.

G. M. — La chanteuse Michèle Richard ayant étudié au Lycée de Sherbrooke, quel effet l’alliage de sévérité et d’entregent dont vous nous parlez avait-il sur une personnalité aussi flamboyante?

C. M. — À l’époque où elle a étudié à notre lycée, Michèle Richard était encore jeune. Elle commençait à chanter avec son père, un violoneux qui jouait de la musique country. Les gens la connaissaient, mais à l’école elle était traitée comme tout le monde. On ne la mettait pas sur un piédestal, ça n’aurait pas marché. Disons toutefois que la musique était plus son domaine que les études commerciales! [rires]

G. M. — En plus de quelques coupures de presse, les principales traces qu’il nous reste du Lycée de Sherbrooke se trouvent dans des albums de finissants, disséminés aux quatre vents. Pouvez-vous nous raconter le rôle que jouaient ces fameux albums dans l’enseignement?

C. M. — Chaque année, les élèves du Lycée devaient confectionner un album des finissants. Chaque élève devait trouver un commanditaire pour financer la production du livre.

Dans un premier temps, Mme Beaudoin-Giguère leur montrait comment faire. Devant les élèves, elle téléphonait à un commanditaire qu’elle connaissait, pour qu’ils voient quelles questions poser et comment procéder pour en arriver à se faire donner de l’argent. Ça fonctionnait. Elle était convaincante! [rires]

G. M. — En plus de son enseignement différent, le Lycée de Sherbrooke se démarquait par son nom. Aux oreilles d’un jeune Québécois, le mot lycée sonne européen. Était-il couramment utilisé à l’époque pour désigner les collèges commerciaux?

C. M. — Non, le mot n’était pas très fréquent au Québec. Je ne l’ai pas vu ailleurs que dans le nom du Lycée de Sherbrooke. Je crois que le mot lycée vient de France.

C’est Mme Beaudoin-Giguère qui l’avait trouvé. Le mot se disait bien et correspondait bien à ce qu’elle enseignait, dans le sens que c’était plus nouveau et que c’était réellement utile pour les jeunes. Ils sortaient du Lycée de Sherbrooke et pouvaient facilement se trouver un emploi. Ce n’était pas du tout la même chose que le collège classique. C’était mieux arrimé aux besoins de l’époque.

G. M. — À vous entendre, on devine que Mme Beaudoin-Giguère était une femme fonceuse, tout ancrée dans la modernité des années 1950 et 1960. Pouvez-vous nous la décrire un peu plus?

C. M. — C’était une personne qui savait ce qu’elle voulait. Elle était très déterminée et aussi très joyeuse. Elle aimait le plaisir, elle aimait demeurer active et elle avait beaucoup d’amis. C’était important pour elle de bien s’entourer.

Quand c’était le temps de rire, on riait, et quand c’était le temps de travailler, on travaillait. C’était établi avec les élèves; ils la connaissaient bien et ça marchait bien.

Elle aimait beaucoup aider les gens et les rendre heureux. Durant le temps des Fêtes, elle célébrait Noël avec les élèves. On décorait les locaux avec des arbres de Noël et d’autres ornements du même genre.

G. M. — Alors qu’elle était à la mi-cinquantaine, Mme Beaudoin-Giguère a pris sa retraite et fermé le Lycée de Sherbrooke. Savez-vous ce qui explique la fin plutôt abrupte de cet établissement qui fonctionnait manifestement bien?

C. M. — Le Lycée de Sherbrooke a dû fermer parce qu’elle était malade. Elle voulait me transférer la direction et la gestion de l’établissement, puisque j’étais sa principale collaboratrice. Je lui ai toutefois dit non. J’étais bonne pour enseigner, mais je ne me sentais pas prête à prendre la relève de toute l’affaire. Le lycée a donc fermé après environ une décennie de belle existence.


Crédit photo © Daniel Hébert

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